19. 3. 2009.

Ethique et économie internationale II



La thèse défendue par notre travail engage l'homme dans sa multi dimensionnalité (l'homo oeconomicus, l'homo ethicus et l'homo aestheticus). C'est pourquoi il nous semble indispensable d'en formuler une définition. Nous entendons par homme une substance, c'est-à-dire un sujet, qui, dans le Tout sociétal, existe en tant que particule élémentaire libre. Cette particule élémentaire libre est capable de variations, plus précisément nous distinguerons l'état interne de cette particule de son état externe. L'état interne regroupe l'ensemble des affections, croyances et valeurs intégrés et qui conditionnent l'agir. L'état externe caractérise l'agir lui-même en tant qu'il produit des actes en rapport avec d'autres particules élémentaires libres. C'est dans cet espace d'inter subjectivité, où le même et l'autre se rencontrent, qu'émerge une éthique. Si l'état interne n'entretient pas de rapport direct avec autrui, l'état externe se pense comme en interrelation dans le champ communautaire. Comment articuler l'homo oeconomicus, l'homo aestheticus et l'homo ethicus avec la définition précédente ? Nous subsumons l'homo oeconomicus dans cet état externe, en tant qu'il est générateur d'actes engageant autrui et en relation avec autrui. Quant à l'homo aestheticus, nous le subsumons dans l'état interne, en tant que l'expérience du beau est d'abord une expérience subjective et sans rapport avec un autre sujet. En ce qui concerne l'homo ethicus, il nous a semblé indispensable de le subsumer à la fois dans l'état interne et externe de la particule élémentaire libre. Il s'agit en quelques sortes du liant assurant un pont éthique entre le beau et l'utile. Plus précisément, l'homo ethicus a cette double caractéristique d'engager à la fois l'intériorité de l'agent (cristallisée dans ses croyances et convictions morales par exemple), et son extériorité en tant qu'il agit selon un principe de responsabilité aussi étendu qu'est son pouvoir sur les choses extérieures. Dans son livre Le principe responsabilité, Hans Jonas souligne l'insuffisance du critère strictement subjectif kantien de la moralité fondé sur l'intentionnalité. A l'impératif kantien « Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle », il substitue la suivante « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre ». Les conséquences réelles de nos actes ne sont pas envisagées chez Kant, l'impératif n'engage pas ma responsabilité objective mais se contente de répondre au caractère strictement subjectif de mon autodétermination. Le nouvel impératif engage, quant à lui, la responsabilité objective de mes actes, d'où notre choix de subsumer l'homo ethicus non seulement dans l'état interne (subjectif) de la particule élémentaire libre mais aussi dans son état externe (objectif), seul capable de répondre aux exigences nouvelles que pose la « civilisation technologique » (Hans Jonas).


Notons ici la proportionnalité qui existe entre l'étendue de notre responsabilité et l'étendue de notre pouvoir sur les choses. Hans Jonas, toujours dans Le principe responsabilité, pose le problème éthique contemporain en ces termes : « Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l'économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l'homme de devenir une malédiction pour lui » (Le principe responsabilité, préface, édition Flammarion, 2008). L'auteur annonce d'emblée la rupture historique opérée dans nos rapports avec la nature. Cette évolution est déclenchée par l'émergence de ce qu'il appelle « la civilisation technologique ». L'homme, par son art du discours, de la pensée et du sens social, s'est progressivement construit un espace artificiellement protégé (un artefact) dans l'espace naturel, un monde tout humain dans le monde naturel. Le premier faisant office de violeur et d'auto-éducateur du second. Or, si la brouette et la charrue réussissaient à domestiquer la nature, leur impact sur celle-ci demeurait superficiel et limité tant d'un point de vue temporel que spatial. Cette finitude du pouvoir de l'homme sur la nature le conduisait à ne pas se sentir responsable de la biosphère dans laquelle il évoluait puisque cette dernière se résorbait naturellement, demeurait intacte, n'étant pas affectée en profondeur par la main de l'homme. Avec l'émergence de la civilisation technologique, les rapports de l'homme avec la nature changent, et ipso facto sa réflexion éthique doit accompagner un tel changement. D'une réflexion éthique fondée sur un champ spatio-temporel limité se substitue une réflexion éthique construite sur la base d'un champ spatio-temporel potentiellement infini. A qui la faute ? A la techno-économie qui impacte en profondeur la biosphère. Outre son caractère irréversible et cumulatif, le pouvoir technologique de l'homme sur la nature devient exponentiellement croissant et potentiellement illimité. L'agir dès lors ne couvre plus seulement un champ éthique limité au relations interpersonnelles immédiates (limités dans l'espace et dans le temps), mais, à la mesure de son pouvoir sur la nature, l'agir embrasse un champ éthique qui va au-delà de sa finitude temporelle et la moralité s'étend désormais au champ du produire (ce qui n'était pas le cas autrefois). Le potentiel de domination de la nature par l'homme est tel que ses réflexions éthiques joyeusement élaborées jusqu'ici ne sont plus adaptés pour l'état actuel des choses. L'outil éthique doit prendre la mesure de l'étendue actuelle du pouvoir de l'homme afin de fonder les principes de l'agir capables de donner au monde humain les moyens d'exercer cette responsabilité nouvelle qui éclot à l'horizon. Rappelons à cet égard la boutade de Nietzsche qui nous enjoint à ce « que l'avenir et les plus lointaines choses soient la règle de tous les jours présents ».


Revenons à notre idée de départ. Supposons que la particule élémentaire libre (qui est en fait l'individu dans le Tout sociétal) définie plus haut soit susceptible d'être mesurée, c'est-à-dire que l'on serait capable de déterminer son état à un temps t. Supposons aussi que si la particule élémentaire libre est dans l'état esthétique, le résultat de la mesure sera de 1, ce qui signifie que l'individu a atteint le degré maximal d'altruisme et de désintéressement par l'expérience du Beau. A l'inverse, si la particule élémentaire libre est dans l'état égotique, elle est à son degré ultime d'égoïsme et le résultat de la mesure sera de 0. Un tel comportement obéit, selon l'expression strictement kantienne, à un impératif hypothétique, il se caractérise par le fait que les actions ou les idées soient uniquement orientées par ses propres intérêts, sans prendre en compte les nécessités d'autrui. L'agent agit toujours et exclusivement en vue de la maximisation de son utilité propre. Si l'état esthétique et l'état égotiste sont deux points extrêmes de la particule élémentaire libre, l'état éthique, que nous désignons comme l'état conséquentialiste, couvre le champ qui les sépare. Nous qualifions un tel état de conséquentialiste car ce sont les conséquences de l'action qui importent et non simplement la cohérence de l'action avec elle-même (bien que, dans notre perspective, nous nous attacherons à soutenir la nécessité tant d'une cohérence de l'action avec elle-même que la prise en compte indispensable des conséquences de notre action au-delà de notre finitude spatio-temporelle). Notons que pour qu'une telle hypothèse soit pertinente, encore faut-il être sûr de la capacité prévisionnelle et prospective de l'individu, ce qui est loin d'être établie. Il n'est pas aisé de connaître à l'avance la série causale qui procède de notre action et par conséquent il n'est pas aisé de savoir si telle action est plus optimale que telle autre. Au mieux, l'individu réussit à prévoir les conséquences de son action dans un horizon temporel court. Toutefois, nous présupposons, à l'échelle du Tout, la possibilité d'extrapolation vers un avenir calculable qui est désormais l'objet de notre responsabilité en devenir. Les trois états décrits plus haut obéissent chacun à des logiques intrinsèques spécifiques. Nous nous accordons pour conférer au sujet une disposition naturelle (voire biologique avec Herbert Marcuse) au sentiment esthétique qui s'annonce comme sublimation du réel et comme le sentiment le plus pur et désintéressé dont l'homme soit capable. Un tel sentiment, suscité d'abord par les sens, renvoie l'homme à son humanité dans ce qu'elle a de plus élevée. L'état esthétique devient par le fait même négation de tout ce qui est susceptible de freiner cette sublimation : négation des valeurs dominantes, négation de la violence, de la brutalité, de la productivité accumulatrice du travail, de la violation exercée sur la nature par la techno-économie…Il se situe ainsi au sommet de notre hiérarchisation des intérêts. L'état éthique (dit conséquentialiste) emplit le champ intermédiaire dans la mesure où il n'est pas négation absolue mais limitation responsable, c'est-à-dire qu'il assure la survie de l'homme et de la nature par la fondation de règles éthiques capables d'assurer la pérennité tant de l'homme que de la biosphère. Il est, en quelques sortes, compromis entre l'état esthétique et l'état égotique de la particule élémentaire libre. Enfin, l'extrémité inférieure de notre hiérarchisation est l'état égotique en tant qu'il régit le comportement de la particule élémentaire uniquement et exclusivement selon un principe d'utilité propre, sans considération des besoins d'autrui.


Une fois ces distinctions établies, mettons en exergue l'idée communément admise que toute possibilité d'interrelation entre deux individus, c'est-à-dire dans notre cas, deux particules élémentaires libres, est conditionnée par leur proximité. C'est dans le rapport qu'entretiennent deux individus qui entrent en contact l'un avec l'autre que se forment des influences réciproques. Notons que chacune de ces particules élémentaires libres se caractérise par son état et par sa localisation spatiale. Plus deux individus seront lointains dans l'espace et rapprochés dans le temps, plus il sera difficile d'établir un rapport d'influence entre les deux. Nous partons du principe que l'influence entre deux particules élémentaires libres se réduit à mesure que leur interrelation s'amenuise. Il s'agit là d'un principe de séparabilité entre les particules élémentaires, qui est au fondement de ce qu'elles sont dites libres. Bien entendu, cette liberté des particules élémentaires ne nous empêche pas de les penser par rapport au Tout sociétal dont elles sont les constituantes. Liberté signifie séparabilité et, d'une certaine manière, autonomie. La superposition à l'échelle du Tout de l'ensemble des états (égotique, éthique –conséquentialiste- et esthétique) des particules élémentaires libres (des individus) nous offre la possibilité de penser le monde selon ces trois catégories initiales. Si l'état esthétique est négativité du monde tel qu'il se développe dans le champ de l'utile et du produire et si l'état éthique - conséquentialiste – est compromis entre les deux états extrêmes (en tant qu'il n'est pas négativité mais limitation responsable de l'agir), l'état égotique est positivité du monde tel qu'il se développe en ce sens qu'il s'accorde pleinement avec la sphère de l'utile et du produire (il n'est emprunt d'aucune sublimation du réel qui caractérise le pur désintéressement dans l'état esthétique). En conséquence, le seul état susceptible de produire du nouveau, c'est-à-dire mener le monde réel vers sa propre sublimation, vers quelque chose qui élève l'homme, est cet état esthétique (et aussi dans une certaine mesure l'état éthique) en tant qu'il rejette le réel pour le sublimer et en donner une orientation capable de rendre à l'homme postmoderne sa pleine humanité (et sa pleine autonomie) et éviter de le réduire à un simple rouage de l'accumulation du Capital. Refuser le réel tel qu'il est constitue le point de départ d'un possible processus évolutif du monde. Le Beau devient ici le moteur par excellence du devenir. Par son refus, il est une prise de conscience de l'imperfection du réel et de la violence du champ du produire qu'il s'agit de dépasser, de sublimer. De là, il semble possible de penser le Tout des particules élémentaires libres à partir du Beau considéré comme générateur de devenir en tant qu'il est négation de l'ordre établi.


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